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Le cycle des miles avalés par les roues allait bientôt parvenir à son achèvement.
Plus qu'une vingtaine de
minutes avant que Harry puisse enfin reposer ses yeux fatigués par la conduite
nocturne et ses pieds ankylosés par la position au bout du compte inconfortable
que lui concédait l’habitacle exigu de
la Range Rover. Harry Mason sentait la fatigue infuser insidieusement son
métabolisme, mais il en gardait encore le contrôle. Il n'aurait jamais pris le
risque inconsidéré de tester ses limites dans un combat contre le sommeil avec
Cheryl à coté de lui, ni même sans pour être tout à fait honnête. Elle
dormait, à sa droite, comme un enfant peut dormir dans une voiture. Durant la
dernière heure où le silence de sa fille avait fait comprendre à Harry qu'il
serait désormais le seul éveillé, il l'avait régulièrement contemplé, se
soustrayant ainsi à la vision terriblement monotone de l’asphalte désert et
longiligne. Ses cheveux noirs couvrant son front jusqu'à presque recouvrir ses
paupières, Cheryl dormait d'une moue paisible, bien que sa main fut crispée sur
le livre de coloriage dont elle présentait la progression il y a peu. Si la
discussion d'un enfant de sept ans aurait pu permettre à Harry de passer le
temps, il était également satisfait de ne pas faire endurer à sa fille un
voyage nocturne et sans sommeil vers Silent Hill.
Cela faisait trois heures qu'ils avaient quitté le dernier bled-pause-pipi. Harry ne comprenait toujours pas comment il était possible que ses calculs se soient avérés si faux. S'ils arrivaient dans quinze minutes, ils auraient pris six heures de retard sur leur itinéraire, pour une arrivée en plein milieu de la nuit. Pas très malin pour le début des vacances d'une fillette de cet âge. En revanche, ce dont Harry avait pris toute la mesure, c'était qu'il valait mieux arriver cette nuit. Il avait promis. On aurait pu s'arrêter à un motel. On serait arrivé demain matin. Oh, Papa, tu m'avais dis qu'on serait à Silent Hill dès ce soir, pas ailleurs!
A l'approche des vacances, Cheryl avait émis le désir, la lubie de passer une semaine à Silent Hill. Aquiescant d'un sourire, il ne s'était pas attendu à ce que sa fille n'en démorde pas, et le soir ou il formula ses reserves, elle insista avec tellement de force qu'il ne chercha pas à avoir le dernier mot. Ce soir-là, il avait ressenti dans sa voix une déception profonde, et identifié ses tressaillements comme les marque d'une colère mal dissimulée. Mais comme Cheryl n'était pas une enfant rancunière, il en fut quitte au dessert.
Harry se reconcentra sur la route. Il remercia le phare qui était apparu dans son rétroviseur central de maintenir son attention. Cheryl dort? On arrive. Il échangea un bref regard avec le motard lorsque celui-ci le dépassa. C'était un agent de police, apparemment, une femme. Elle le scruta un bref instant, avant de tordre la poignée d'accélération. Vu la densité d'habitants dans le coin, peut-être est-elle surprise de ne pas me reconnaître, pensa Harry. Alors qu'elle se perdait au loin devant les phares de la Rover, Harry perçu enfin la dernière pancarte indiquant l’entrée de la bourgade à moins de dix miles.
Cela faisait des années qu'Harry n'était venu à Silent Hill. Depuis la mort de sa femme, quatre ans auparavant, le père et sa fille n'avaient pas vraiment pris de vacances en sens propre du terme. Leur vie entière était devenu une vacance. Ce voyage prenait des allures de pèlerinage -inconscient, ajouta-t’il-, pour Cheryl. Harry, quant à lui, apprécierait probablement le calme de cette station balnéaire, fraîche et agréable (comme le décrit la brochure), et surtout désertée en marge des saisons hautes. En tant qu'auteur, Harry était plus particulièrement persuadé des bienfaits sur son inspiration, en panne comme toujours à cette période de l'année, de cette atmosphère humide, coincée entre le lac Toluca et les reliefs montagneux qu'il contournait maintenant à sa gauche.
Le virage s’engouffrait derrière la montagne, limitant la visibilité de Harry. Dans son champ de vision, d'étranges scintillements commencèrent à captiver son attention. On aurait dit des étincelles prenant vie sur la route. Ils se transformèrent rapidement en un amas de chromes qui réfléchirent violemment la lumière des phares avant de fuser derrière la voiture. Harry n'eut rien à faire pour éviter l'objet volumineux et métallique qui encombrait la voie de gauche. Mais il n'aurait pas pu, s'il avait dû. Le cœur palpitant, son cerveau analysa avec un grand retard l'instantané que ses yeux venaient juste de capturer. La moto de policier qui l'avait dépassé quelques instants auparavant. Couchée sur la route, gisante, le phare allumé imitant le regard d'un animal écrasé et attendant la mort. Harry dut réfléchir vite. Je m'arrête? Mais, oui, bien sûr, que je m'arrête. Je n'ai pas vu la motarde - elle doit avoir besoin d'aide? Et tu ne vas pas laisser traîner la moto au beau milieu de la voie, un accident est si vite arrivé... Alors pourquoi tu accélères, Harry?
Ce fut lorsqu'il fixa dans le rétroviseur la moto s'éteindre définitivement dans la nuit, que l'Ombre apparut devant lui. Durant les millièmes de secondes que prirent les phares, se projetant à toute vitesse contre l'obstacle, pour changer les couleurs de l'Ombre d'indistinctement sombres à aveuglément blanches, une dernière vision non saturée se figea sur ses rétines. Durant ces fractions de secondes, Harry braqua le volant contre la rambarde pour éviter le choc. Il braqua comme il ne s'en serait jamais cru capable.
Une jeune fille, aux cheveux noirs et courts, dans un uniforme marine d'écolière, errait en pleine voie. Juste avant le choc, elle semblait plus apeurée par la lumière provenant des phares de la voiture que par l'éventualité d'être écrasée par elle.
Thème inspiré par Bryan Bell.